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Comment agir pour mettre en œuvre la grande transition ? Quels leviers d’action privilégier ? Les voies écologiques sont multiples et définissent différents parcours de transition. Une typologie non exhaustive pourrait ainsi s’appuyer sur des distinctions entre : une écologie réformiste qui passe par la transformation progressive des institutions et des modes de vie, d’un côté, et une écologie politique plus radicale qui défend une stratégie de rupture révolutionnaire, de l’autre ; une écologie des gestes individuels et l’écologie politique des mouvements sociaux ; une écologie « majoritaire » qui vise à emporter l’adhésion de l’ensemble de la société et des aspirations « sécessionnistes » de repli sur des bio-régions autonomes ; etc. Ces distinctions ne sont pas inutiles, car elles contribuent au développement de la réflexivité au sein de chacun de ces courants255. En matière d’écologie comme dans la vie politique de façon plus générale, le pluralisme est vertueux et doit être défendu. Néanmoins, la pluralité n’implique pas nécessairement la division des forces qui cherchent à œuvrer en direction de la grande transition. L’une des caractéristiques du mouvement écologique est de mettre en question certaines lignes de partage définissant la radicalité d’un engagement politique.

La question écologique ne surgit pas dans le dernier quart du XXe siècle, elle s’enracine dans les transformations sociales profondes imposées par la révolution thermo-industrielle et par l’impérialisme colonial. Les mouvements écologiques prennent donc place dans un paysage social et politique structuré par l’histoire des combats politiques, des luttes et des mobilisations par lesquelles les sociétés se défendent face aux différents chocs qu’elles subissent. Cependant, l’apparition de l’écologie dans les années 1970 est porteuse de propositions de recomposition de ce paysage. La transformation des modes de vie appelée par les mouvements écologiques veut en effet incarner une rupture radicale au sein des sociétés modernes. Cette radicalité est néanmoins contestée par certains courants ancrés dans la critique sociale. La question écologique a ainsi ouvert un terrain politique où se positionnent les différentes forces. C’est sur ce terrain que se jouent les reconfigurations et les alliances nouvelles entre les acteurs qui pourraient mettre en œuvre la grande transition.

La construction de coopérations exige en premier lieu d’identifier les différents types d’acteurs, individuels et collectifs, et leurs potentiels de transformation respectifs. Elle pose également la question de l’articulation des différentes échelles de l’action, du local au global en passant par le régional et le national. Par ailleurs, la recomposition appelée par l’écologie ne se résume pas à une abstraction politique, elle s’incarne très concrètement dans des transformations profondes de l’organisation sociale du travail. S’ils font peser de nouvelles contraintes sur les activités humaines, les objectifs de durabilité forte pourraient être l’occasion de revaloriser les dimensions subjectives et collectives du travail et de redéfinir les critères de la reconnaissance sociale des différentes professions.

Cette recomposition est à l’œuvre enfin dans les mouvements sociaux contemporains qui font l’expérience des difficultés, mais aussi des possibles, quant à l’organisation de la convergence des intérêts écologiques et sociaux.

1. Acteurs et échelles de l’action

La diversité des acteurs peut être appréhendée selon différentes variations : celle des échelles de gouvernance, celle de l’individuel et du collectif, celle du type d’association, d’institution ou d’organisation, ou encore celle des catégories professionnelles. Mais plus que l’identification des différents types d’acteur, il s’agit d’analyser les alliances ou les coopérations nouvelles qui peuvent les réunir en vue d’agir pour la grande transition. Quelles interactions et quelles synergies peuvent s’établir entre des types d’acteur qui ne semblaient plus pouvoir agir de concert ? Comment déplacer les lignes dans le jeu des interactions entre les grandes institutions (Etats, marché, organisations onusiennes) ? Comment dépasser la fragmentation des individus entre leurs identités privée et publique ou entre leurs convictions éthiques et politiques et leur vie professionnelle ?

En France, l’élaboration de la loi sur le devoir de vigilance (2017) indique le succès ― fut-il limité au regard des attentes initiales ― des actions combinées de différents acteurs (ONG, syndicats, parlementaires) en dialogue avec les universitaires et les organisations patronales. Plus généralement, d’autres types d’interactions nouvelles se mettent en place entre des acteurs qui communiquaient peu auparavant. Elles engagent des associations militantes, des organisations non gouvernementales, des syndicats, des partis politiques et différents types de collectifs (gilets jaunes, citoyens pour le climat, universitaires, etc.), qui contribuent à redéfinir le paysage de l’action collective en faveur de la grande transition. Parmi ces groupes d’acteurs pluriels qui se sont dessinés ou restent en devenir et dont les visées politiques sont multiples, on peut citer pêle-mêle : les interactions entre les gilets jaunes et le mouvement pour le climat (voir 3.3) ; les mouvements étudiants, dont le collectif « Pour un réveil écologique » ; le parti « Urgence écologie » ; les ZADs ; le collectif « Terrestres » ; des associations interuniversitaires comme le Campus de la Transition qui nouent des liens inédits entre des établissements de l’enseignement supérieur, des acteurs du monde professionnel, des militants et des acteurs publics, ou encore des Think Tanks comme le Shift Project, etc.

L’articulation des actions menées à différentes échelles est traversée par trois types de tensions qu’il faut essayer de résoudre : l’opposition du local et du global, la confrontation du public et du privé et la sectorialisation des politiques publiques et de la gouvernance.

2. Ne pas opposer, mais articuler local et global

Face à la fabrique de la lenteur qui caractérise la construction des politiques environnementales à l’échelle globale, la tentation est grande pour certains acteurs de se recentrer sur l’échelle locale. Le dynamisme et la diversité des initiatives locales menées pour accomplir la transition écologique et sociale contrastent, en effet, fortement avec l’inertie de la gouvernance mondiale. La grande transition s’incarne ainsi dans les actions collectives sous des formes variées et complémentaires : lieux en transition, zones à défendre (ZAD), AMAP256, habitats participatifs, coopératives, réseaux d’agriculteurs, permaculture, etc. L’opposition entre le global et le local n’est pourtant pas tenable, car les évolutions respectives des niveaux d’engagement et des rapports de force politiques à ces deux échelles sont corrélées. En particulier, le déploiement du potentiel de transformation des initiatives locales ou régionales est conditionné par la mise en place d’une gouvernance nationale et mondiale qui a minima ne s’oppose pas à la formation et à l’inscription dans la durée de ces réorganisations locales des modes de production et de consommation.

3. La confrontation du public et du privé

A la différence du gouvernement qui renvoie à l’exercice du pouvoir exécutif par une institution publique, la gouvernance implique différents types d’acteurs privés : des entreprises, des organisations non gouvernementales, des lobbys, des fondations, etc. Les régimes internationaux de l’environnement sont donc modelés par les négociations et les rapports de force entre les États, mais aussi par les actions diverses de représentants du secteur privé. De façon générale, les relations entre privé et public dans le domaine de l’environnement ont été largement configurées par des mécanismes de défense d’intérêts privés portés par des acteurs industriels puissants. L’opposition des lobbys industriels à la construction des politiques environnementales est un processus bien documenté dans différents secteurs (climat, agriculture, santé257).

Au sein du régime climatique plus spécifiquement, les intérêts du commun sont portés dans une large mesure par une société civile plurielle, composée de groupes de citoyens, d’organisations non gouvernementales, de mouvements de défense des droits des peuples autochtones ou en faveur de la justice climatique. Le dépassement d’une alliance entre le privé et le public devenue négative pourrait se jouer dans la construction par les États de nouvelles coopérations avec le secteur associatif et avec les entreprises au service de la défense du commun, ce qui passe notamment par l’imposition aux entreprises de règles du jeu contraignantes et harmonisées à l’échelle internationale258, 259.

4. Désectorialiser, sans affaiblir

Du régime international à la gouvernance locale, les effets négatifs de l’approche sectorielle ou en silos de l’action environnementale ont été décrits. Schismes entre les régimes climatique, énergétique et commercial, décalages au niveau national entre les politiques environnementales et les politiques agricoles, divergences d’intérêts à l’échelle locale entre développement économique et conservation d’espaces non bâtis, toutes ces contradictions plaident en faveur du développement d’une cohérence intersectorielle dans la construction des politiques environnementales et climatiques.

Depuis les années 1990, le développement durable porte une promesse de désectorialisation visant à assurer la cohérence entre des objectifs sociaux, économiques et environnementaux. Les objectifs du développement durable rassemblés dans l’Agenda 2030 mettent au premier plan la nécessité d’adopter une approche intersectorielle260. Toutefois, cette promesse peine à être réalisée. Dans le cas de la gouvernance de la biodiversité, l’ouverture vers l’intersectorialité se serait traduite pour certains acteurs par un affaiblissement de la protection réglementaire261.

Malgré ces difficultés, le retour à des politiques purement sectorielles ne saurait incarner une réponse à la mesure des dynamiques socio-écologiques planétaires. L’articulation cohérente entre les politiques publiques dans les domaines du climat, de la biodiversité de l’énergie, de la santé, de l’éducation et de l’agriculture est une condition nécessaire de la grande transition.

5. Les formes d’organisation sociale du travail

Si c’est par le travail que se construit le monde de demain262, il est nécessaire d’étudier plus en détail comment ce travail peut amener l’humanité à enfanter un futur souhaitable263. Trois dimensions majeures du travail qui s’entrecroisent peuvent être envisagées : la dimension objective qui regarde la nature de ce qu’il produit et son impact sur le monde extérieur au travailleur, la dimension subjective s’intéresse à la manière dont le travail est vécu et contribue à « plus de vie » pour le travailleur, et enfin la dimension collective qui analyse comment le travail aide à faire communauté264.

Concernant la dimension objective du travail, les formes d’organisation sociale doivent être réévaluées à l’aune de leur soutenabilité sociale et écologique. L’objectif habituellement fixé par l’entreprise n’est pas de nature à résoudre les enjeux clés auxquels nous faisons face, en particulier pour la bonne raison qu’elle ne les vise pas. Il paraît donc essentiel de redonner du sens au projet d’entreprise ― au regard des défis que l’humanité a à relever ― dans un récit cohérent et construit, qui mette l’entreprise au service de cet objectif (et non l’inverse).

 

La valeur subjective du travail doit en outre être replacée au centre de l’évaluation de ses formes d’organisation sociale. Un grand nombre d’éléments participe à la qualité subjective du travail265. Le sentiment d’utilité joue un rôle majeur à cet égard. Cela explique la souffrance des salariés qui se trouvent empêchés, par des cadences, des objectifs financiers ou autres, de fournir un produit ou un service de qualité, et de ceux qui sont soumis à des bullshit jobs266 ou à un travail de « planneurs »267, ces métiers pouvant être à la fois extrêmement rémunérateurs et consommateurs de temps, mais sans utilité pour la société, sans qu’ils permettent à chacun d’exprimer et de développer ses talents, de se construire par ce qu’il réalise268, 269.

 

La protection sociale des travailleurs doit être réaffirmée et modifiée pour répondre à l’individualisation néolibérale. Ces trente dernières années ont vu se développer, en parallèle de la financiarisation de la vie économique et du rétrécissement de l’entreprise à son seul objectif de maximisation du profit, une vision plus néolibérale et individuelle du travail. Cette individualisation est aujourd’hui renforcée par l’explosion des outils numériques qui permettent à chacun de proposer ses biens et services sans intermédiation. Suivant le principe selon lequel le travailleur ne vient plus participer à un progrès collectif, mais simplement maximiser son intérêt individuel, un arsenal de primes et de bonus individuels ont été mis en place pour s’assurer d’une contribution maximale de chaque cadre. Dans le même temps, l’écart des rémunérations au sein des entreprises a explosé. Dans un monde où la complexité et l’éclatement des tâches augmentent, le risque croissant est de ne pas savoir reconnaître l’apport réel de chacun et de favoriser les attitudes de mercenariat au détriment de comportements plus collectifs et long-termistes. Un trop grand écart de rémunération au sein de l’entreprise (et plus généralement au sein de la société) renforce également l’incommunicabilité et détruit la possibilité d’un sentiment d’appartenance à une même communauté entre des milieux qui vivent dans des mondes trop différents270.

L’évaluation centrée sur la qualité relationnelle du travail permettrait de restaurer la primauté du « travail vivant » sur le « travail mort » (les règles d’organisation, les machines, les systèmes de compatibilité, etc.). Elle consiste aussi à redéfinir les objectifs fixés aux travailleurs et aux entreprises au-delà du seul profit, en intégrant la durabilité, la beauté des produits, l’adéquation entre les besoins et les attentes des travailleurs et des usagers271.

La transformation de l’organisation sociale du travail en vue de mettre en œuvre la grande transition écologique passe enfin par la revalorisation et la redistribution de l’ensemble des activités de care, permettant de répondre aux exigences des relations de dépendance qui concernent non seulement les plus vulnérables, mais en réalité l’ensemble de la société et des individus. Cela concerne toutes les activités qui participent directement du maintien ou de la préservation de la vie de l’autre, qui l’aident ou l’assistent dans des besoins primordiaux comme manger, être propre, se reposer, dormir, se sentir en sécurité et pouvoir se consacrer à ses intérêts propres. La distribution de ces tâches, qui bénéficient d’une très faible reconnaissance sociale, est très inégalitaire et concerne majoritairement des femmes, des pauvres et des immigrés. La considération de ces activités permet de mesurer l’ampleur des modifications à apporter dans les manières d’évaluer le travail au sein de la société.

5.1. Les compétences professionnelles

Toute activité professionnelle n’est pas compatible avec le respect des limites planétaires. Certains secteurs et emplois devront faire l’objet d’une reconversion écologique272. Ce processus implique la transformation de certains métiers, mais aussi la création d’un ensemble de nouveaux emplois utiles à la transition écologique et sociale. Sur un plan quantitatif, cela pourrait représenter en France environ 600 000 emplois nouveaux (ou différents) sur 30 millions d’actifs273. Cette estimation correspond au double du nombre de jeunes qui entrent chaque année sur le marché du travail.

Si elle nécessite un effort important de réorganisation du monde professionnel et de la formation, la reconversion écologique pourrait avoir un triple dividende en matière d’amélioration de la situation écologique, de création d’emploi et d’amélioration des conditions d’exercice du travail.

De nouvelles compétences professionnelles sont requises. La décarbonation de nos économies et le souci de la préservation des écosystèmes impliquent de favoriser en particulier le décloisonnement des savoirs et des pratiques, une approche systémique, une action en coopération, orientée par une visée éthique. Il s’agit de produire du lien social autant que des biens. Les compétences professionnelles ne se limitent pas à des savoir-faire techniques. Elles incarnent la combinaison d’un « savoir agir » (incluant des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être), d’un « vouloir agir » et d’un « pouvoir agir »274. Les compétences incluent donc des capacités, des qualités personnelles et des savoirs acquis par la formation. L’apprentissage des compétences liées à la transition écologique et sociale est un enjeu pour la formation des plus jeunes, mais aussi pour les travailleurs de tous âges qui s’engagent de façon volontaire ou imposée dans un processus de reconversion professionnelle.

6. L’action individuelle et l’action collective

La transition peut s’appuyer sur des modes d’action très différents qui visent des secteurs de la société eux-mêmes distincts. Ses modalités peuvent être individuelles ou collectives, mais les individus isolés ne peuvent constituer des facteurs de changement. En ce sens, il faut appréhender ces différents modes d’action en mettant en évidence le croisement entre responsabilités individuelles et collectives et en replaçant systématiquement les actions individuelles au sein des structures sociales et des institutions dans lesquelles les individus évoluent.

Sur ce plan, l’un des premiers enjeux est d’identifier la capacité des actions des individus et celle qui relève des grandes institutions (notamment l’État et les entreprises). Concernant la lutte contre le changement climatique, l’estimation des ordres de grandeur de la transformation nécessaire des différents secteurs invite à défendre une position nuancée sur ce plan. Concernant les objectifs généraux, en premier lieu, l’empreinte carbone moyenne d’un Français est en 2019 de 10,8 tCO2e et se répartit en cinq grands secteurs : mobilité, logement, biens et services privés, alimentation, service et investissements publics. Pour tenir les objectifs de l’Accord de Paris, elle doit être réduite à 2 tCO2e.

Dans cette démarche, la part des actions individuelles est loin d’être négligeable, tout en restant très insuffisante pour prendre en charge à elles seules la transition. Les estimations établies par le cabinet de conseil Carbone 4 sont simples à appréhender : la transformation des comportements individuels pourrait représenter environ 25 % de la diminution des émissions de gaz à effet de serre nécessaire pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.

Sur le plan des actions individuelles, enfin, un troisième type d’ordres de grandeur est éclairant. Il concerne la distribution de l’empreinte carbone entre les individus selon les niveaux de vie. Selon les études, l’élasticité entre les niveaux de vie et les émissions de CO2 varie d’un rapport de 1 à 4 ou à 8 entre les 10 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches concernant les émissions de GES en France275, 276.

D’un point de vue plus global, la mesure des grands indicateurs de la consommation énergétique et des émissions de GES permet d’inscrire les actions individuelles et collectives dans des tendances générales et de procéder à des réajustements stratégiques en fonction des différentes conjonctures. Sur ce plan, l’année 2020, marquée par la pandémie liée au coronavirus SARS-CoV-2, pourrait être décisive. La diminution de l’activité économique est à l’origine d’une réduction forte de la consommation d’énergie et d’émissions de GES. Au niveau mondial, la baisse des émissions de CO2 est estimée à –8,5 %.

Ces tendances marquent donc une diminution forte des émissions de CO2. Tirer un bilan positif sur ce plan de la crise serait néanmoins prématuré. Cette baisse est en effet le résultat direct d’une réduction d’activités qui, sans transformation profonde du système économique, pourrait donner lieu à des effets rebonds en 2021. Néanmoins, ces données mettent en lumière le caractère décisif des années 2020-2025, car la construction des plans de reprise de l’activité économique est une occasion nouvelle, peut-être la dernière, de prendre une bifurcation en direction d’un scenario à +2° C de réchauffement du climat.

6.1. L’engagement des chercheurs

Face aux bouleversements environnementaux, que certains d’entre eux étudient, les scientifiques développent progressivement une conscience accrue de leur implication dans la société. Cette reconnaissance du caractère impliqué des sciences les conduit à s’interroger sur les enjeux éthiques et les présupposés épistémologiques de leurs recherches.

L’accélération et l’aggravation de la dégradation de l’environnement, en particulier celles du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité, ont contribué au renforcement de la problématique pour les chercheurs. Face au dérèglement du climat, pour reprendre l’expression de Bruno Latour, les climatologues se sont mis sur le « sentier de la guerre »277. La métaphore guerrière est contestable, mais le mouvement de mobilisation qu’elle désigne est bien réel278. C’est plus largement l’ensemble des disciplines issues des sciences du vivant et de la Terre et des sciences humaines et sociales qui est concernée279.

Constatant l’érosion accélérée de la biodiversité, les écologues ne sont pas en reste. La discipline est en effet traversée par les interrogations sur les manières d’accorder les recherches en écologie et l’action en faveur de la défense de la biodiversité et de la santé des écosystèmes280. Cette réflexion est l’occasion de remettre en cause certains dogmes épistémologiques281. La neutralité est-elle la seule garante de la bonne science ? Ne faudrait-il pas lui préfèrer des critères épistémologiques comme l’impartialité, qui ne récuse pas l’engagement282 ? De nouvelles articulations naissent ainsi entre les figures du savant et du militant283. Celles-ci ont toujours cohabité, mais l’engagement explicite de certains chercheurs au sein d’associations militantes telles qu’Extinction Rebellion ou Alternatiba284, non pas simplement en leur nom propre, mais en qualité de chercheur, est un phénomène qui mérite l’attention285.

Cette réflexion des chercheurs sur leur engagement dans la société s’inscrit dans un paysage institutionnel qui lui est peu propice, car structuré par un modèle descendant de la science, allant du fondamental à l’opérationnel. Face aux problèmes environnementaux, le rôle des scientifiques serait avant tout de trouver des réponses technologiques mises au point grâce au développement de la recherche fondamentale. Ce « solutionnisme technique » est une tendance extrêmement puissante et difficile à contrecarrer, car il porte la promesse d’une sortie de crise qui ne remettrait pas en cause les modes de production et de consommation pourtant à l’origine de cette situation286. Ces promesses technologiques sont au cœur des débats sur la transition énergétique, ainsi que sur le changement climatique avec la géo-ingénierie, mais aussi sur la transition agricole et sanitaire (bio et nanotechnologies, transhumanisme).

Or, bien loin d’être neutre politiquement, cette idéologie techniciste s’inscrit dans une doctrine fondée avant tout sur la croyance dans les vertus de la compétition. L’idée selon laquelle le salut de l’humanité réside dans sa capacité à mettre au point des innovations de rupture légitime certaines politiques publiques, et en particulier les politiques de l’enseignement et de la recherche, qui concentrent les moyens financiers dans quelques pôles d’excellence. Cette doctrine n’est pas compatible avec une autre stratégie qui vise au contraire à s’appuyer sur la coopération la plus large entre les acteurs scientifiques et plus généralement entre tous les acteurs sociaux.

6.2. Contentieux, conflits et mouvements sociaux

L’action écologique passe par la recherche de nouvelles coopérations entre différents acteurs et à toutes les échelles de l’action. Mais, cette recherche conduit souvent sur des terrains de lutte où s’affrontent des militants et des porteurs d’intérêts qui divergent. Ces luttes peuvent prendre plusieurs formes et se donner différents objectifs. Les actions peuvent ainsi viser la transformation des institutions politiques au niveau constitutionnel287 ou à travers la définition et la mise en œuvre d’outils institutionnels favorisant la démocratie participative (référendum d’initiative partagée, propositions citoyennes, convention citoyenne sur le climat288). D’autres actions collectives suivent la voie de l’affirmation plus directe d’une volonté d’autodétermination, se concrétisant par la formation de collectifs expérimentant de nouvelles manières d’habiter un territoire en commun. Un autre ensemble d’actions mobilise les voies classiques de l’histoire des mouvements politiques et sociaux tels que les blocages, les grèves ou les plaidoyers. Ces voies variées s’incarnent dans des contentieux, des conflits socio-environnementaux et des mouvements sociaux.

6.2.1. Les contentieux environnementaux

Face à l’ampleur, la gravité et l’irréversibilité des risques globaux, les modes de fonctionnement habituels des systèmes politiques et marchés économiques révèlent leur inadéquation. Ainsi, un nombre croissant d’acteurs de la société civile a investi les formes juridiques de contestation, conduisant à une multiplication des procès intentés contre des États, collectivités locales ou de grandes entreprises pour leur reprocher leur inaction ou l’insuffisante ambition de leur politique environnementale, et parfois aussi demander réparation pour les préjudices subis. Des cas emblématiques, comme celui de l’Erika en France, Bello Monte au Brésil, Deep Water aux États-Unis, Shell au Nigéria et en Hollande, Probo Koala en Côte d’Ivoire, Chevron en Équateur et aux États-Unis, Exxon aux États-Unis, témoignent de la multiplicité des litiges environnementaux qui, au quotidien, se déroulent devant l’ensemble des juridictions289.

6.2.2. Les conflits socio-environnementaux

La composition du monde commun est aujourd’hui un terrain de luttes290 qui oppose plusieurs groupes d’intérêts, dont ceux de la classe minoritaire des « super-riches »291 à ceux des populations les plus pauvres de la planète. Ces conflits sont l’expression de la fragmentation du monde qui s’oppose à la recherche d’un bien commun. Toutefois, de ces luttes peuvent naître également des collectifs qui défendent ou inventent des façons d’habiter la terre incarnant la protection des communs.

Parce qu’elles mobilisent majoritairement des communautés au niveau local, ces luttes ne bénéficient pas toujours d’une visibilité publique. De ce point de vue, le projet d’Atlas de la justice environnementale292, dirigé par les économistes Leah Temper et Joan Martinez-Alier et coordonné par Daniela Del Bene à l’Université autonome de Barcelone, est un outil permettant de cartographier l’ensemble des lieux de la Terre ou des communautés se battent pour défendre leur terre, leur eau, leur air ou leurs forêts, menacés par de grands projets ou des activités extractives aux impacts sociaux et environnementaux293.

Les données recueillies dans le cadre du projet permettent également de mettre en avant l’importance de la diversification des moyens de lutte et de leur capacité à trouver des appuis juridiques dans l’obtention d’un succès. En contrepoint, elles font apparaître que ces mobilisations socio-environnementales se heurtent fréquemment à des répressions violentes, en particulier lorsqu’elles engagent des communautés autochtones.

6.2.3. Les mouvements sociaux

Des mouvements sociaux en faveur de l’action environnementale existent depuis plus d’une cinquantaine d’années. Ces mouvements ont principalement eu recours à des formes d’action légales pour s’opposer à la dégradation de l’environnement. Si ces voies ont obtenu des résultats, le constat est largement partagé au sein des mouvements militants que ceux-ci restent insuffisants. Cet échec replace au centre de la réflexion militante des questions qui ont toujours traversé de façon plus ou moins souterraine ces mobilisations. Il pose notamment la question du recours à des formes d’action non-légales (blocages, sabotages, destruction), mais également celle de la place de la (non-)violence au sein des mouvements environnementalistes.

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