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De nombreux langages cohabitent pour exprimer aussi bien l’état de la science sur les changements en cours que les risques de désastres à venir et l’effroi qui en résulte, aussi bien les souffrances déjà présentes ou à venir que les énergies et les passions à l’œuvre pour construire un avenir désirable. Tous ces langages ne sont pas à mettre sur le même plan et il est parfois difficile de séparer ce qui relève d’un côté du fantasme ou des fake news et, de l’autre, de faits et risques avérés et de mises en récit inspirantes pour nous.

Nous avons besoin des œuvres de fiction, tout comme nous avons besoin de décrire de manière rigoureuse les phénomènes et situations, mais aussi de réaliser à quel point nos connaissances sont tributaires de nos représentations du monde et ont besoin d’être mises en perspective et interprétées. Certains silences de nos récits collectifs sont assourdissants. L’historien Mike Davis212 a ainsi mis en lumière la façon dont des famines ont fait entre 31 et 61 millions de victimes (selon les estimations) entre 1876 et 1879 et entre 1896 et 1902, en Inde, en Chine et au Brésil. Ces famines sont liées non seulement aux événements climatiques aujourd’hui décrits sous le nom d’El Niño, mais surtout à la négligence des administrations coloniales, dont plusieurs chroniqueurs soulignèrent alors qu’elles auraient pu éviter ces drames qui touchaient des populations des pays du Sud prises par l’économie-monde, paupérisées et victimes des fluctuations des prix des céréales qu’elles étaient incapables d’acheter.

Dans un premier temps, le discours sur le développement est analysé. La mise en cause du modèle unique de développement par la croissance et du grand récit de la modernisation s’accompagne de la création de nouveaux récits de la transition, mobilisant différents types de rationalité, qui sont présentés dans un deuxième temps. La réflexion citoyenne sur le rôle des sciences et techniques est essentielle et fait l’objet de la troisième section de ce chapitre. Elle permet de mettre en évidence le besoin de débattre collectivement de l’influence des technosciences sur nos imaginaires et nos pratiques, des promesses et des limites de l’économie numérique.

1. Le développement durable, un récit à interpréter

Les termes que nous employons pour décrire les enjeux actuels sont porteurs de représentations et de significations souvent variées, qui peuvent nourrir des imaginaires peu ajustés à la gravité des mutations en cours. C’est particulièrement vrai pour la notion de développement durable. En 1980, l’UICN (Union internationale pour la protection de la nature) rédige une stratégie mondiale relative à « la gestion de l’utilisation par l’homme de la biosphère »213. Le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, mise en place à la demande de l’Assemblée générale des Nations unies en 1983 et dirigée par Gro Harlem Brundtland, en a donné en 1987 une définition généralement acceptée et devenue presque canonique214 : « L’humanité a la capacité de rendre le développement durable, d’assurer qu’il réponde aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs. […] C’est un processus de changement dans lequel l’exploitation des ressources, le choix des investissements, l’orientation du développement technique ainsi que le changement institutionnel sont déterminés en fonction des besoins tant actuels qu’à venir »215. Le rapport décrit les périls auxquels est confrontée dès aujourd’hui l’humanité ― déforestation, dégradation des sols, effet de serre, démographie, chaîne alimentaire, approvisionnement en eau, énergie, urbanisation, extinction des espèces animales, surarmement, protection des océans et de l’espace216 ―, et les risques de dégradations irréversibles des écosystèmes.

Cette conception est donc indissociable d’une prise de conscience de la nécessité d’accroître les solidarités inter- et intragénérationnelles, pour rendre la Terre habitable pour tous, aujourd’hui et demain. Elle passe par la fixation de limites à imposer mais s’inscrit dans un horizon dynamique de croissance : celle-ci, dans la perspective mise en avant par les États, doit être maîtrisée, voire freinée, mais non pas condamnée absolument. Un aspect essentiel de la notion de développement durable est sa pluridimensionnalité. Il s’agit, on l’a dit, d’envisager ensemble les dimensions sociale, économique et environnementale de l’activité humaine. Ces trois dimensions retenues par nombre de textes internationaux depuis le Sommet de la Terre de Rio en 1992 ne doivent pas masquer d’autres dimensions du développement : il est significatif à cet égard que les travaux préparatoires du Sommet de Rio aient retenu deux autres piliers217, en plus des trois déjà évoqués : le pilier spatial, lié aux évolutions des espaces urbains et ruraux218, aux migrations de population, aux infrastructures…, et le pilier culturel, se rapportant aux liens entre rationalité technoscientifique et rationalité symbolique au cœur des diverses traditions de l’humanité.

Par ailleurs, la dimension politique est présente à différents niveaux sans être nécessairement mise en avant comme telle. En effet, le développement durable est d’abord l’expression d’un projet ou de projets politiques. Il invite à s’interroger sur les relations entre pays et sur l’harmonisation des différentes préoccupations nationales, car il implique une interrogation sur la puissance – comme capacité d’action ― des États, sur leurs capacités à mettre en œuvre des programmes à la hauteur des défis à relever. Par les principes qu’il revendique, il exige enfin une réflexion sur les modes de participation des différentes populations aux décisions qui les concernent directement, ou indirectement, par leur responsabilité à l’égard des générations futures ou des populations éloignées de la planète. Or le discours sur le développement (durable) a souvent partie liée avec les grands récits néolibéraux qui veulent montrer la réconciliation possible entre l’économique, le social et l’environnemental, en minimisant les rapports de force et les conflits d’intérêts, au risque d’occulter les perdants du système.

Cette perspective permet d’analyser les 17 Objectifs du Développement durable – déclinés en 169 cibles et 244 indicateurs ― votés par l’Assemblée générale de l’ONU en 2015 : ils se situent sur un registre sensible aux multiples dimensions du développement humain. Ils tentent d’articuler le souci d’objectifs pluriels universels et la prise en compte de la diversité des contextes ; ils ont cherché à ne pas prêter le flanc aux critiques adressées aux Objectifs du Millénaire pour le développement (2000) qui étaient des indicateurs essentiellement quantitatifs et cloisonnés. Toutefois, ils abordent les questions de développement d’une manière également ambivalente. Certains objectifs sont en tension, tandis que leur mise en œuvre conjointe ne permet pas de réaliser les exigences de l’Accord de Paris sur le climat de 2015219 : ainsi, la visée de la croissance dans tous les pays est contradictoire avec l’accès de tous à une énergie propre220.

Cet exemple permet de mettre en évidence la nécessité d’adopter une démarche interprétative et critique vis-à-vis des notions qui sont employées pour aborder les questions relatives à la grande transition écologique et sociale. Une telle démarche est indissociable d’une réflexion sur le rôle et les complémentarités entre différentes formes de rationalité.

2. La rationalité scientifique

La rationalité scientifique joue un rôle clé pour la compréhension des questions écologiques et climatiques. Historiquement, le terme de science n’a vraiment été utilisé au sens où nous l’entendons aujourd’hui, en lien avec une rationalité hypothético-déductive, qu’à partir du XIXe siècle.

La démarche scientifique est devenue un processus encadré par des règles conduisant à la reconnaissance publique de résultats scientifiques  : la publication fait suite à un processus d’évaluation par des pairs – qui, dans plusieurs disciplines, ne connaissent pas l’identité de l’auteur du texte qu’ils évaluent ―, de présentations et de discussions, supposées respecter des règles déontologiques (dont l’explicitation d’éventuels conflits d’intérêts, la citation des sources, la recherche de la vérité, etc.).

Les rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), publiés tous les cinq à huit ans, sont emblématiques d’un processus rigoureux mobilisant des équipes de chercheurs sélectionnés, de différentes disciplines, pour produire des rapports à la suite de commentaires d’experts ou de gouvernements ; ils donnent des éléments clés pour préparer les conventions climat (COP). Le modèle a conduit à la mise en place d’un processus semblable sur les questions de biodiversité (IPBES : Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques).

Toutefois, les démarches scientifiques doivent également faire l’objet d’une approche critique et être complétées par d’autres rationalités.

Il est clair que, historiquement, la recherche scientifique a toujours été très liée à des enjeux économiques221. Les relations entre science et économie peuvent conduire à une instrumentalisation de la recherche scientifique au service d’intérêts financiers, sans que les conséquences environnementales soient bien identifiées, voire pour lutter contre des décisions prises au nom du climat ou de la biodiversité et qui contreviendraient à la maximisation du profit à court terme : les pratiques de lobbying sont nombreuses à cet égard222.

L’économie elle-même comme science a eu tendance à être élaborée dans le cadre étroit d’une approche, l’économie néoclassique, devenue omniprésente au risque de négliger toute critique, tant externe qu’interne223, et de conduire à une atrophie des préoccupations de nombreux économistes, centrés sur des enjeux de court terme et aveuglés par les présupposés d’une théorie érigée en dogme. Il est symptomatique que, sur 77 000 articles publiés depuis leur création dans les 9 revues d’économie les plus influentes, 57 aient été consacrées au changement climatique224

Par ailleurs, la croyance aveugle dans la science comme porteuse de solutions à tous les problèmes produit le scientisme. Celui-ci peut conduire notamment à adopter une vision providentialiste du marché et de la libre entreprise comme facteurs de progrès humain.

Enfin, il est clair que toute recherche scientifique ne conduit pas nécessairement à des effets désirables pour l’être humain et la planète : il est dès lors essentiel de relier la réflexion scientifique à une interrogation éthique et politique sur les conditions d’encadrement de la recherche et des technologies.

3. La rationalité symbolique : littérature et arts

Faisant appel à une autre forme de rationalité que les sciences (dures, de la nature), et techniques, Les littératures et les arts constituent des leviers fondamentaux pour la transition à divers degrés. Un premier élément de réponse concerne l’outil principal que ces disciplines ont en commun : celui de (re)présenter, à travers des jeux de langue, de couleur ou de matière, divers aspects de la « réalité ». L’environnement, la nature, les liens qui unissent l’être humain à ces derniers, la diversité des mondes d’hier, d’aujourd’hui et surtout de demain : les filtres utilisés pour donner une image, nécessairement partielle et partiale, de la réalité, font de la littérature (éco-poétique) et des arts des outils particulièrement efficaces pour mettre en lumière ce qui est aujourd’hui menacé ou fragilisé en raison du réchauffement climatique et des catastrophes écologiques attenantes225. Ce faisant, les littératures et les arts favorisent la conscience écologique et le partage collectif, polysensoriel226. Ils améliorent la visibilité de certains phénomènes qui pourraient passer inaperçus si l’artiste ne prenait le temps de les extraire du quotidien au milieu duquel ils disparaissent227.

Les émotions suscitées par les médiations sensibles des arts, la représentation et la mise en mots et en images de la réalité écologique, engagent alors un rapport plus affectif au monde pour le lecteur ou le public. L’indignation, la colère et la peur qui peuvent découler de ces représentations artistiques sensibilisent le public aux enjeux climatiques et améliorent leur capacité à développer des imaginaires non seulement sur ce que serait un futur catastrophique si le business as usual se poursuit, en particulier dans la science-fiction et les récits d’anticipation catastrophistes228, mais aussi sur ce que pourrait être un futur désirable, par exemple à travers des projets d’écopoétique transculturelle. Ce faisant, parce qu’ils activent la rencontre et la relation avec l’autre229 et donnent à « co-naître » (Claudel) la diversité des mondes et des cultures, les littératures et les arts peuvent être un moyen d’entrer en empathie avec des êtres et des situations éloignées ; or on sait que la transition écologique et sociale passe aussi par la prise en compte éthique de ces voix diverses, silencieuses ou oubliées, pour ne laisser rien ni personne en dehors de ce mouvement de transformation global230. Le troisième aspect est la conséquence des deux premiers points. Les langues, les cultures, les littératures et les arts ont une histoire longue et complexe. Ils témoignent ainsi que la création d’un langage permettant d’entrer en dialogue avec un monde humain et non humain élargi, doublé d’un accroissement de la sensibilité à son égard, crée les conditions fertiles d’un engagement éthique, social et politique. Par leurs dimensions réflexives, interrogatives et critiques, les littératures et les arts appellent à prendre parti, à lutter pour éviter un monde allant à la dérive si rien n’est fait.

Une attention particulière peut être portée au rôle de la littérature utopique pour la transition : celle-ci fait apparaître deux types de positionnement vis-à-vis des ressources planétaires231 : aux utopies de l’abondance (Bacon, Owen, Saint-Simon, Fourier, Bellamy) s’opposent les utopies de la suffisance (More, Thoreau, Kropotkine, Morris, Howard, Skinner, Huxley, Callenbach, Bookchin). Les premières ne considèrent pas les limites de l’action collective vis-à-vis du respect des écosystèmes, tandis que les secondes invitent à reconnaître des besoins humains matériels limités et à promouvoir un style de vie sobre.

Les images idéales peuvent aider à stimuler des idées créatives, à déterminer sa propre position, à s’orienter ; si elles sont considérées comme des moyens de décaler nos manières habituelles de réfléchir, plutôt que comme des visions figées, elles invitent à privilégier le pragmatisme, la flexibilité et un comportement qui s’adapte intelligemment aux contextes, tout en s’orientant vers un objectif visé. De ce point de vue, elles complètent utilement les idéologies ― dans le meilleur sens du terme idéologie, comme vecteur d’intégration sociale ― sans se substituer à celles-ci, pour orienter l’action politique et sociale232.

4. La rationalité technique

De façon transversale, au regard des rationalités logico-mathématique (les « sciences ») et symbolique (les « humanités »), la technologie contribue à nourrir les modalités de la recherche scientifique, nos imaginaires et nos pratiques. Il nous faut à la fois reconnaître ces influences, savoir en discerner les apports et les limites et interroger leur pérennité au regard de la raréfaction des ressources qui conduisent à la production de cette technologie, numérique en particulier.

Nous sommes entrés dans une nouvelle révolution technologique, une transition technoscientifique, qualifiée par certains de transition fulgurante233. Elle fait passer de flux linéaires et hiérarchisés à des modes coopératifs plus horizontaux et des informations réparties plutôt que centralisées. Beaucoup de tâches auparavant accomplies par des êtres humains deviennent réalisées par des machines.

L’économie digitale et les techniques d’automatisation sont ambivalentes. D’un côté, la révolution numérique permet de fluidifier comme jamais le partage des connaissances, les mises en relation facilitant le travail en commun et le dialogue entre cultures234. Cette révolution technoscientifique peut conduire à développer un « mode coopératif maillé » dans différents secteurs (transport, énergie, etc.). On assiste à un nouveau phénomène de relations de face à face à travers l’espace.

Dans la perspective idéale décrite par Jérémy Rifkin235, les quatre éléments du capitalisme distributif (distributive capitalism), caractéristiques de la troisième révolution industrielle de la fin du XXe siècle et du XXIe siècle ― révolution informatique, énergétique ― sont les suivants : a) développement des énergies renouvelables (solaire, éolienne, hydraulique, géothermique, vagues de l’océan, biomasse) ; b) construction de bâtiments qui produisent de l’énergie ; c) méthodes de stockage de l’énergie grâce à l’hydrogène (les énergies renouvelables produisent de l’électricité qui permet de séparer par électrolyse l’hydrogène et l’oxygène de l’eau ; l’hydrogène peut aussi être extrait directement des cultures, des déchets organiques (biomasse), animaux et forestiers) ; d) reconfiguration des réseaux énergétiques (power grid). Toutefois, à ce tableau positif sont liés de nombreuses incertitudes et de multiples signes de dérives possibles. L’automatisation et l’intelligence artificielle peuvent conduire à un repli sur les solutions techniques disponibles, dans une conception très partielle des bénéfices, une minimisation des risques et une occultation des dommages directs et collatéraux, notamment pour les êtres les plus fragiles. Jacques Ellul soulignait combien la technique, devenue systémique grâce à l’informatique, a tendance à devenir une force indépendante, déconnectée de préoccupations éthiques, loin d’être source d’émancipation236.

L’intelligence artificielle représente encore le risque de passer une part de plus en plus importante de nos vies à interagir avec des robots et clones numériques au détriment de la relation vivante avec d’autres personnes humaines. De plus, selon certaines études, ce sont aussi près de 40 % des emplois existants qui devraient disparaître dans les dix à quinze prochaines années, alors que nos sociétés sont déjà touchées par le chômage237. Le numérique peut conduire à la captation des richesses créées par une minorité. Nos moindres actions sont tracées. D’immenses bases de données sont aussi bien utilisées par des entités privées décidées à en faire tout le profit possible que par des États qui obtiennent ainsi la possibilité technique du contrôle de chacun. En Chine, l’État donne maintenant un « crédit social » ― une forme de note ― à chaque citoyen, crédit qui évolue ensuite en fonction des comportements plus ou moins exemplaires de chacun, suivi grâce à toutes les possibilités offertes par l’industrie numérique238.

Les possibilités offertes par l’Internet des objets, l’intelligence artificielle, le cloud, le big data et les systèmes cyber-physiques semblent infinies ; elles ravivent l’enthousiasme de ceux qui voient dans la fonction exponentielle des « lois » de Moore, Kryder et Nielsen239 un espoir, voire la conviction, que nous saurons répondre aux maux modernes de l’humanité par un progrès technique disruptif, marqué du sceau de la croissance perpétuelle. Cette conception d’une technique ayant réponse à tout va jusqu’à tracer la voie d’un avenir transhumaniste, où le processus d’exo-somatisation de l’humanité atteindrait son paroxysme dans l’extériorisation ― déjà en cours ― de nos capacités cognitives (déléguées alors aux organes extracorporels que sont les « machines intelligentes »240).

Si la course à l’innovation et la promotion des « high tech » et autres « smart technologies » semblent actuellement nous en faire prendre le chemin, il est important de rappeler à ce stade que cette conception de la technique numérique n’est pas univoque. D’autres discours existent et peuvent constituer autant d’alternatives au paradigme technocentré dominant241. Ainsi en est-il de l’utopie du logiciel libre242, né dans les années 1980 de la révolte de hackers contre la privatisation du code informatique et qui continue d’évoluer aujourd’hui en passant du bit à l’atome pour se matérialiser dans les Fab Lab et les communautés de l’« open hardware ». Ces outils numériques – qualifiés par certains d’outils « intermédiaires »243, « libérateurs »244, « démocratiques »245, « conviviaux »246, « ouverts »247 – contribuent à questionner l’impact sociétal de la technique et à la repolitiser face au monopole contemporain des géants du numérique (GAFAM248, NATU249, BATX250) et aux potentielles dérives experto-technocratiques d’organes de surveillance et de contrôle.

À cette rationalité alternative, empreinte d’une éthique sociale, peuvent s’ajouter des considérations physiques. En effet, l’exo-somatisation cognitive est d’abord une matérialisation de l’esprit et ne pourra en ce sens croître éternellement. Autrement dit : le numérique ne peut exister ex nihilo et repose sur un ensemble d’infrastructures et de réseaux consommateurs de ressources énergétiques et métalliques limitées, non renouvelables (à l’échelle temporelle de l’humanité), donc inéluctablement appelées à décroître. En effet, selon le rapport de synthèse du laboratoire The Shift Project, le développement rapide du numérique génère une augmentation forte de son empreinte énergétique directe. Cette empreinte inclut l’énergie de fabrication et d’utilisation des équipements (serveurs, réseaux, terminaux). Elle a une progression de 9 % par an. La consommation d’énergie directe occasionnée par un euro investi dans le numérique a augmenté de 37 % depuis 2010. Ainsi l’impact du développement du numérique sur les écosystèmes n’est pas neutre : avec déjà 4 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales, il contribue presque autant que l’aviation au changement climatique251.

Concernant les ressources métalliques, indispensables pour les équipements numériques, elles non plus ne sont pas renouvelables, car nous avons d’ores et déjà épuisé les mines avec les plus fortes concentrations252. Cela forme le cercle vicieux des ressources fossiles et minérales finies : il faut plus d’énergie (fossile) pour extraire des métaux moins concentrés, or les ressources fossiles moins accessibles supposent un plus grand besoin en métaux.

Enfin, croire que l’économie circulaire peut résoudre le problème de cette disponibilité des métaux est tout aussi trompeur. Il apparaît que tout ne peut pas être recyclé : en trois cycles d’utilisation, en moyenne, 80 % de la ressource est perdue ; les usages dispersifs des métaux (très présents dans l’électronique notamment) empêchent également leur réutilisation.

L’enjeu, comme le souligne Philippe Bihouix, n’est donc pas d’arbitrer entre croissance et décroissance mais, plus fondamentalement, entre décroissance subie et décroissance choisie de nos consommations matérielles. Le point d’attention consiste d’abord à faire baisser nos besoins. Il faut faire décroître la demande. Pour prendre le contre-pied des mirages de la high-tech, Philippe Bihouix a popularisé le terme « low tech* »253 : pour les besoins qui sont indispensables et ne peuvent être supprimés, l’enjeu est de fabriquer des produits robustes, réutilisables, non polluants et aussi simples et peu consommateurs de ressources que possible. Dans ce contexte, les villes connectées (smart cities), réseaux intelligents (smart grids) ou autres voitures autonomes, semblent incompatibles avec une consommation de ressources la moins élevée possible.

Les analyses qui précèdent conduisent à un double diagnostic quant aux effets de la rationalité technoscientifique sur nos choix collectifs et nos institutions. En premier lieu, un discernement est nécessaire pour faire en sorte que les innovations technologiques correspondent aux aspirations partagées dans une société à une vie désirable, au bien vivre pour tous. Ceci conduit ― ou pourrait conduire ― à subordonner les solutions technologiques et économiques à des critères d’équité, de durabilité254, etc. Toutefois, une telle perspective peut largement éluder la deuxième partie du diagnostic, qui tient au caractère extrêmement incertain du pari sur l’avenir des solutions high-tech. Les limites planétaires nous acculent à mettre en cause la rationalité techno-centrée qui devient une idéologie insoutenable, décalée par rapport à la raréfaction des ressources et à la non-durabilité des pratiques envisagées. Des transformations sont nécessaires d’un point de vue culturel autant qu’économique et politique. Ces transformations sont liées à des changements de modes de vie, qui ne seront possibles qu’en raison d’une transformation des représentations collectives de la vie désirable. Dès lors, il est vital de relier la réflexion sur l’activité et les nouveaux métiers dans différents secteurs d’activité à une mise en évidence des compétences non seulement techniques et scientifiques, mais aussi « soft », relatives à ces récits partagés de la transition qui invitent au développement des capacités relationnelles, collectives, d’acteurs divers.

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